« Monsieur Keeler, racontez moi votre parcours. Parlez-moi de votre enfance et de ce qui vous a amené à mener la vie que vous avez aujourd'hui. »

Ses yeux s'écarquillant légèrement, Maxime se relevât du la fauteuil dans lequel il était installé, son regard fixé sur son interlocutrice.

« Il faut qu'on remonte aussi loin pour comprendre pourquoi j'arrive plus à dormir ? »

Les mots étaient sortis tout seuls. Si l'ingénieur savait généralement mettre de côté sa spontanéité quand la situation le demandait, le filtre ordinairement en place n'avait cette fois-ci pas agit, ce qui ne sembla pas déranger la femme en face de lui.

« Avec tout mon respect, Monsieur Keeler, je pense qu'au vu de ce que vous m'avez raconté lors de notre première séance ensemble et de ce dont m'a fait part votre sœur, il serait préférable que nous commencions par ce point afin que je puisse au mieux vous aider. »

Après un instant de réflexion, Maxime s'installa plus confortablement contre le dossier en cuir. Quand Aline lui avait annoncé deux semaines auparavant qu'elle lui avait pris rendez-vous chez une psychologue (Je suis pas énervée parce que tu refuses de me parler Max, c'est tout à fait ton droit. Mais il y a un truc qui va pas et je peux pas te laisser plonger sans te proposer de l'aide.), Maxime avait tout d'abord été sceptique et après une autre nuit où il avait été difficile de trouver le sommeil, il avait accepté. Autant pour faire plaisir à sa sœur que parce qu'il restait lucide et conscient que ça n'allait pas.

« Vous savez, je pense pas avoir eu une enfance qui sortait de l'ordinaire. Je suis né le 22 octobre 1984, Aline est né deux ans plus tard. Ma mère est propriétaire d'une petite boutique de vêtements, mon père était militaire. Du coup il était souvent absent, ce que j'ai jamais vraiment considéré comme quelque chose de dérangeant ? Plutôt comme une habitude en fait. J'ai passé les vingt premières années de ma vie à Nantes. Tout a toujours relativement été au niveau scolaire. J'ai fais ma prépa à Nantes, je suis parti poursuivre mes études à Lyon, trois ans plus tard j'étais diplômé et embauché sur Paris. Quelques années plus tard, me voilà à ma place. Je suis pas sûre d'avoir grand chose à vous raconter sur mes plus jeunes années. »

Si le regard du jeune homme avait bougé lors de son récit, il se fixa enfin sur la professionnelle. L'échange avait presque des airs d'entretien d'embauche ou entretien de concours et en même temps, il en différait énormément. Personne n'était en train de porter un jugement sur sa personne et ses capacités. Et pourtant, Maxime se retrouvait légèrement frustré de ne pas savoir exactement quelle réponse apportée à la question qui lui avait été posée.

« Donnez-moi ce qui vous passe par la tête, ce qui vous a marqué, ce que vous trouvez important. Pouvez-vous de me parler de votre relation avec votre famille ? »

La femme en face de lui avait une voix rassurante et une expression qui donnait envie de lui faire confiance, Maxime devait lui concéder ça. Elle lui rappelait Aline. Avec une dizaine d'années de plus et un tailleur.

« J'ai toujours entretenu une très bonne relation avec ma sœur. C'est la voix capable de me calmer à tout instant, que j'ai besoin d'entendre au moins une fois par semaine. Elle est aussi sur Paris alors c'est vrai que même si j'ai un emploi du temps souvent chargé, on arrive à se voir de temps en temps. Quand à ma mère... C'est plus compliqué. Je pense qu'on a jamais été vraiment très proches mais qu'on a quand même gardé une relation mère/fils correcte au fil du temps ? Je sais pas exactement quels mots mettre là-dessus. Elle a eu du mal à comprendre quand je lui ai annoncé que j'étais bisexuel mais je sais qu'elle a essayé de faire des efforts et... On va dire qu'on a pas les grandes discussions qu'elle peut avoir avec Aline mais on est en contact quand même. »

Son interlocutrice ne lui répondit pas immédiatement et pendant un instant, Maxime eu peur d'avoir droit à des questions sur la mort de son père. Ses épaules se relâchèrent quand la psychologue enchaîna sur un autre sujet. Si l'ingénieur était conscient qu'il avait nombre de mots a déversé sur l’événement, il se savait aussi incapable de s'exprimer ce jour là.

De nouveau serein, Maxime se concentra sur ce qui lui avait été demandé et le reste de la discussion se passa sans encombre, la confiance entre eux se renforçant. En remettant sa veste, il regretta de ne pas avoir pris le temps de se changer après la réunion dont il était sorti avant de rejoindre son rendez-vous. Ce genre d'occasion méritait autre chose qu'un costume, mieux que ce qu'il associait ordinairement à son travail.


« Des addictions ? »

Ce jour là, Maxime avait abandonné son costume et portait un jean associé avec un simple sweat bleu marine. Par réflexe, il posa sa main sur sa poche droite, celle contenant le paquet dont il ne pouvait se séparer.

« Cigarettes. »

Le jeune homme força sa main à s'éloigner et essaya de se séparer de l'envie d'en sortir une. Il avait touché à des choses moins légales dans sa jeunesse et acceptait encore les moins dangereuses quand l'occasion s'y prêtait. Quand à l'alcool, il avait brièvement pensé que ce dernier pourrait l'aider à plonger dans les bras de Morphée mais la perspective de vivre ses longues journées avec une gueule de bois l'avait refroidi et sa consommation était restée à un degré qu'il considérait comme non problématique.

« Et que pouvez-vous dire de votre relation avec votre travail ? »

La question rencontra tout d'abord un froncement de sourcils avant que l'ingénieur ne se reprenne, utilisant sans doute sans sans rendre compte, sa voix la plus professionnelle.

« Vous devriez discuter avec mon ex-femme, elle pourrait vous faire un exposé sur le sujet avec introduction, développement, conclusion. »

Et Maxime était bien conscient que le temps qu'il accordait à son travail n'avait pas été la seule cause de son divorce. Il en restait néanmoins une des causes majeures et l'ingénieur avait une fierté dont il ne savait se défaire.

« Je vous concéderait que je passe sans doute plus de temps à mon bureau, en déplacement ou sur des chantiers que chez moi. Mais vous savez, ça fait sept ans que je fais mon métier, et ça fait sept ans que je fais un métier que j'aime. C'est pas venu tout de suite mais une fois que j'ai découvert ce qui s'offrait à moi ? C'était magnifique. Je pense qu'il y a pas assez de gens qu'ont la chance de faire quelque chose qu'ils aiment pour vivre et... Vous devriez me donner vos questions à préparer d'une semaine à l'autre. J'aurais plus de choses à vous raconter. »

Belle démonstration de tes capacités d'improvisation et de discours Maxime, quel magnifique ingénieur tu fais. Le français se frotta brièvement ses yeux cernés et essaya de rejeter du mieux qu'il le pu le besoin de cigarette qui avait fait son retour.

« Considérez-vous que les choses ont changé dernièrement ? Que vous avez peut-être perdu un certain enthousiasme pour ce que vous faites ? »

La bouche de Maxime s'ouvrit mais aucun son n'en sortit. Pour une fois il faisait face à une question qu'il avait préparé. Le problème c'était qu'exprimer ses pensées à voix haute revenait à avouer -et partiellement accepter- que certaines choses n'allaient pas et ça, c'était loin d'être facile. Oui, les choses avaient changé dernièrement. Non il ne se levait plus avec la même motivation tous les matins, ne se couchait plus avec l'envie de reprendre où il s'était arrêté le lendemain. Alors qu'elle l'avait toujours poussé pour avancer, la pression lui donnait dernièrement plutôt envie de se retrouver seul à ne rien faire. Il aimait toujours autant avoir des responsabilités mais avait l'impression de ne plus réussir à manager son équipe. Et le pire, c'était qu'il trouvait toujours de l'intérêt dans les projets qu'il menait, vraiment. Le cœur y était mais la tête n'arrivait plus à suivre et c'était d'un frustrant pas possible.

Après avoir pris une grande inspiration, Maxime commença à partager audiblement ses pensées.


« Vous avez divorcé récemment. »

Un hochement de tête et Maxime commençait à raconter son histoire avec Héloïse.

« On s'est rencontré en 2009 à une soirée parce qu'on avait des amis en commun. C'est elle qui m'a abordé, le feeling est passé. On s'est marié en mai 2012 parce qu'elle en avait envie et que je pouvais me voir passer le restant de ma vie avec elle. Je dois vous avouer que pour une fois j'ai pas énormément réfléchi et je me suis plutôt laissé porté. Après on peut refaire le monde avec des « et si » mais je pense honnêtement pas qu'attendre aurait changé les choses. On a passé de belles années ensemble mais plus les mois avançait, moins on trouvait le temps de se voir. Les disputes ont commencées, elle me reprochait de passer trop de temps au boulot et j'ai jamais réussi à arranger la situation. Je suis même pas certain d'avoir vraiment essayé, en fait. Pas assez, en tout cas. »

Ses yeux se posèrent sur sa main gauche. La marque de son alliance avait depuis longtemps disparu. En partie parce qu'il l'avait enlevé il y a plusieurs mois de ça et aussi parce qu'il la portait souvent autour de son cou, une nécessité sur les chantiers. Cette fois-ci, reposer son regard sur sa psychologue fut plus difficile. Et pourtant, il n'en était plus à sa première confession. Mais celle-ci piquait plus que les autres, probablement parce qu'il était en grande partie inexcusable. Le sentiment qu'il ressentait n'était pas de la honte mais il était tout aussi désagréable.

Un soir, Héloïse lui avait demandé si il serait plus souvent à la maison si ils avaient des enfants. La question l'avait laissé sans voix et la discussion qui avait suivi avait été une des premières d'une série qui lui avait fait comprendre qu'ils n'étaient plus sur la même longueur d'onde et que les choses ne pourraient pas continuer ainsi.

« Et vous savez, on a énormément discuté, souvent très tard la nuit. J'arrivais enfin à lui offrir du temps pour essayer de résoudre des problèmes qui n'étaient plus solvables. Quatre mois plus tard, je sais qu'on a pris la bonne décision. Est-ce-que j'ai des regrets ? Sans doute, mon cœur a tendance a pas trop apprécié quand je me pose la question alors j'évite de me pencher dessus. »

A cet instant là, Maxime réalisa que si sa psychologue pensait que ce serait bon pour lui de discuter de son divorce, elle trouverait les mots pour le faire parler. Elle avait ce don là.

L'ingénieur n'avait pas tellement su à quoi s'attendre. Certes il ne passait pas beaucoup de temps chez lui mais les premières nuits sans quelqu'un à ses côtés avaient été étranges et il avait été difficile de se défaire de certaines habitudes.

« Votre père est décédé trois semaines plus tard. »

La gorge de Maxime se noua et il sentit immédiatement son cœur se mettre à battre à un rythme plus rapide. Il accepta le verre d'eau que lui tendit son interlocutrice puis prit une grande inspiration avant d'expirer longuement. Il hocha de nouveau de la tête et fixa son regard sur ses mains avant de commencer. A cet instant précis on lui donnait sans doute moins de vingt-neuf ans et c'était le cadet de ses soucis.

« Après mon divorce Aline a décidé que ce serait bien qu'on se voit tous. On avait passé Noël en famille mais elle a organisé le premier week-end de février pour qu'on se retrouve moi, elle et nos parents à Nantes. Aline et moi on a rejoint maman le vendredi soir, papa devait arrivé pendant la nuit... »

Une nouvelle grande inspiration suivi d'une lente expiration alors que ses yeux commençaient à  brûler. Maxime se souvenait encore parfaitement des événements, il revivait bien trop souvent ces souvenirs pour s'en défaire. Il entendait encore la sonnerie du téléphone suite à l'appel de l’hôpital peu après deux heures. Il revoyait l'expression de sa mère, se souvenait des cris qu'elle avait poussé, des pleurs d'Aline. Des années dans l'armée et c'était un mec pas capable de prendre un taxi après avoir trop bu qui avait eu raison de la vie de son paternel.

« Ma mère était dévastée. Aline... Je sais que c'est naïf que de penser qu'on peut prévoir les réactions d'une personne dans une situation pareille mais je m'attendais pas à la voir comme ça. Et... Je pense que j'ai inconsciemment décidé qu'il fallait qu'au moins une personne garde son calme et c'est ce que j'ai fais. Pendant les premiers jours et les semaines qui ont suivi. »

La partie de son cerveau qui s'occupait de gérer ses sentiments était parti en shut down, son cœur avait battu bien trop rapidement pendant de longues heures et il avait eu la joie de découvrir ce que c'était de vivre une crise de panique. D'autres membres de sa famille étaient arrivés, l'enterrement avait eu lieu et avec Aline ils étaient restés quelques jours supplémentaires avec leur mère. Ensuite ils étaient tous deux remontés à Paris, sa sœur avait passé quelques semaines chez lui et si elle avait eu l'air d'aller mieux quand elle était partie, le pire avait commencé pour Maxime quand il s'était enfin retrouvé seul.

« Vous n'avez pas pris le temps de faire votre deuil. »

La remarque sembla tirer Maxime de ses pensées et il essuya d'un revers de manche les larmes qui s'étaient échappés de ses yeux bleus. Son cœur était reparti sur une autoroute et si il en avait eu la force, il aurait sans doute pris un faux air étonné pour répondre ah bon, c'est un truc qui se planifie ça maintenant ? mais au fond il savait très bien ce que sa psychologue voulait dire et c'est pour ça que tout ce qu'il pu lui offrir fut un léger haussement d'épaules.


« J'ai besoin de partir. »

Ce n'était pas de l'appréhension que Maxime avait ressentit après que les mots eurent franchis ses lèvres mais presque. Il avait appris à apprécier ses rendez-vous avec la psychologue. Leurs sessions étaient émotionnellement épuisantes et même si il se couchait toujours parfois avec la peur d'être réveillé par un coup de fil dévastateur, il dormait un peu mieux. Il était encore loin d'aller réellement bien mais il avançait doucement et savait qu'il était maintenant temps de prendre un grand virage dans sa vie pour pouvoir continuer de progresser.

Il avait annoncé la nouvelle comme si il y avait encore une marge de négociation alors qu'il savait pertinemment qu'il avait déjà pris sa décision. Il en avait discuté avec sa sœur et si cette dernière avait tout d'abord eu l'air mitigé, elle avait terminé la discussion dans ses bras et c'était avec la voix quelque peu étouffée par son torse qu'elle avait demandé à son frère de ne pas oublier de donner de ses nouvelles et d'envoyer des cartes postales de temps en temps. La réaction de sa mère avait été difficile à juger et Maxime se sentait presque un peu coupable de s'éloigner autant d'elle mais il se rassurait comme il pouvait. L'homme confiant et sûr de lui qu'il avait toujours été vivait entouré de doutes depuis des mois et cela devait cesser.

La psychologue de Maxime n'avait pas l'air de considérer sa décision comme une mission suicide au vu des commentaires qu'elle fit dessus. Elle signala qu'elle aimerait que l'ingénieur continue de voir quelqu'un après avoir déménagé et ce dernier fit une promesse qu'il comptait tenir.

« Je peux vous demander quel pays aura la joie de vous accueillir ? »

Si Maxime n'avait pas souvent eu l'occasion d'offrir des sourires à son interlocutrice, s'en était bel et bien un qui se dessina sur ses lèvres au moment de délivrer sa réponse.

« L'Afrique du Sud. »