« KEERA ! HYLAN ! A taaaaable ! » La voix de leur nourrice résonna pour la troisième fois dans toute la villa, sans provoquer la moindre réaction ni même le moindre mouvement à l'étage, où les deux enfants étaient en train de jouer. Ou plutôt de se jouer de leur nourrice, précisément, en restant cachés dans un placard tout en s'efforçant de ne pas rire trop fort et ainsi attirer l'attention de la vieille dame qui se lança à leur recherche en gravissant péniblement les escaliers. Hylan et sa sœur aînée avaient toujours été comme ça. Ils s'entendaient à merveille, surtout pour les bêtises. Et dès l'instant où ils avaient su marcher tous les deux, faire tourner leur nourrice en bourrique était devenu leur passe temps préféré. Ils lui faisaient régulièrement parcourir tous les étages de leur villa au pas de course pour les rattraper, échappaient à sa surveillance au beau milieu du magasin lorsqu'ils sortaient faire les courses, sautaient à pieds joints dans chacune des flaques qu'ils croisaient au cours de leurs balades au parc… bref, ils avaient à eux deux toute la panoplie des gamins insupportables et déchaînés qui auraient rendu folle n'importe quelle nourrice. Mais les petits Clarke étaient si attachants, leur complicité si attendrissante que la plupart du temps, on ne pouvait que sourire devant leurs frasques. Hylan et Keera n'avaient pas la chance de côtoyer leurs parents très souvent, ces derniers étant particulièrement pris par leurs carrières professionnelles respectives d'avocate et de journaliste. Alors, un peu comme s'ils cherchaient à compenser ce manque de noyau familial stable, ils avaient tous les deux tissés une relation fusionnelle, indestructible, et ce dès leur plus jeune âge. Ils pouvaient compter l'un sur l'autre en toutes circonstances, que ce soit pour couvrir leurs innombrables bêtises ou même pour les tâches les plus banales du quotidien. Même si la présence d'une nourrice à leur côté était indispensable, Keera faisait un peu office de maman de substitution pour son jeune frère, qui voyait en elle un modèle et un exemple à suivre quoi qu'il arrive. Sa sœur était son seul repère, son point d'ancrage sans qui il était tout bonnement incapable d'avancer, la seule personne qui partageait absolument tout avec lui… y compris une profonde passion pour l'Afrique. Les grands espaces, les animaux sauvages, la savane… tout cela les avaient toujours fait rêver, et il n'était pas rare de les voir arpenter l'immense jardin qui jouxtait la villa en se prenant pour de grands explorateurs. Leurs chambres respectives étaient d'ailleurs décorées en conséquence, regorgeant de bibelots représentant éléphants, lions et autres antilopes typiques de ce lointain continent. Hylan et sa sœur n'avaient alors qu'une dizaine d'années chacun et pourtant, il se promirent solennellement de partir visiter l'Afrique un jour ou l'autre. Tous les deux, ils partiraient en avion et débarqueraient d'une manière ou d'une autre au beau milieu de la savane, pour enfin admirer ces paysages ailleurs que sur leur écran de télévision.  En premier lieu, cette promesse aurait pu passer pour une idée en l'air qu'ils oublieraient deux jours plus tard mais en réalité, il ne se passait pas une seule journée sans qu'ils n'en parlent et qu'ils ne trépignent tous les deux d'impatience pour atteindre leur majorité, et réaliser leur rêve commun.

« Et maintenant, les suites de cette sordide histoire de meurtres qui a secoué la ville de Tacoma il y a quelques mois. Au terme  d'interminables recherches, le suspect numéro un a été arrêté hier soir, à quelques encablures du lieu de son dernier méfait. Rappelons que le suspect est accusé de plusieurs meurtres particulièrement violents. Les corps de ses victimes ont en effet été retrouvés mutilés et démembrés dans les bois environnant la ville. Sur place, notre envoyé spécial… » Les yeux rougis, Hylan braqua la télécommande vers cette télé qui n'en finissait plus de ressasser la nouvelle, et l'éteignit d'un geste brusque. Le suspect avait été arrêté, serait certainement emprisonné au terme d'un procès en bonne et due forme et à en croire les journalistes, tout rentrait donc dans l'ordre. A la différence près qu'Hylan avait perdu la personne qui lui était la plus chère. Sa sœur, sa Keera, qui avait été kidnappée, torturée puis assassinée et découpée en morceaux par un espèce de psychopathe qui s'était débarrassé du corps dans le bois, juste derrière la villa. En un clin d'œil, à peine une battement de cils, la vie du jeune homme s'était littéralement effondrée. Il avait perdu tous ses repères et avait la vague impression de se retrouver orphelin, lui qui passait le plus clair de son temps en compagnie de sa sœur. Et tous les médias de la ville, de l'Etat et même du pays qui n'avaient de cesse de revenir sur ces évènements, sans avoir aucune considération pour les familles des victimes. D'un geste empreint d'autant de colère que de rage, Hylan s'empara du vase de fleurs qui trônaient près de lui et l'envoya valser contre la télévision dans un fracas épouvantable avant de s'effondrer à terre sans pouvoir retenir ses larmes. Attiré par le bruit, ses parents ne tardèrent pas à faire irruption dans la pièce et se précipitèrent vers lui pour tenter de le consoler… initiative qu'il rejeta en bloc en se levant brusquement et en se dégageant de leur étreinte pour se réfugier dans sa chambre, en prenant grand soin d'en claquer la porte pour les dissuader de le suivre. Rien ni personne ne semblait en mesure d'apaiser sa peine et sa douleur, et pour tout réconfort Hylan préférait rester seul. Du haut de ses seize ans, il considérait tristement que ça vie était foutue, gâchée à tout jamais par cette absence, par cette sœur qu'il ne pourrait jamais remplacer. Tout au fond de lui, l'adolescent se fit la promesse de venger Keera, qu'importe le temps que ça prendrait et les moyens qu'il mettrait pour y arriver. Car si l'arrestation du suspect semblait combler les médias, et leur suffire pour  classer l'affaire aux archives, ce n'était clairement pas le cas pour Hylan. Cet homme avait détruit sa vie, et il comptait bien le lui faire payer un jour.
Peu à peu, Hylan se referma sur lui-même. Coupant court à toutes les relations d'amitié qu'il entretenait jusqu'alors, il préféra trainer dans les quartiers les plus malfamés de la ville, pour y faire des rencontres peu recommandables mais qui devinrent très vite des fréquentations régulières. Lui qui n'avait jamais touché une cigarette jusque-là, obéissant simplement à sa sœur qui le lui interdisait, se mit à fumer comme un pompier. Il entreprit également d'écumer tous les bars de la ville, jusqu'à être mis à la porte de chacun d'entre eux à cause des bagarres qu'il provoquait à chaque fois. Pour lui, sa vie n'avait plus aucune importance et la gâcher de la sorte ne lui faisait donc ni chaud ni froid. D'autant plus que lorsqu'il rentrait à la maison, son lot quotidien était d'assister aux innombrables disputes de ses parents… Autant dire que dans ces conditions, Hylan préférait passer ses journées loin de chez lui. Les bagarres qu'il provoquait pour un oui pour un non lui valurent quelques séjours au poste de police, et bien d'autres encore à l'hôpital. Et ce fut d'ailleurs à l'occasion de l'un d'entre eux que ses parents furent informés de sa toute nouvelle lubie. Entraîné par ses fréquentations douteuses, le jeune homme avait finit par goûter à cette drogue qui paraissait si banale dans le milieu dans lequel il évoluait désormais. Pour la première fois depuis des lustres, il avait trouvé un moyen de calmer sa douleur, d'apaiser cette colère qui ne le quittait pourtant jamais et cette poudre blanche à laquelle il avait gouté une ou deux fois lui apparaissait comme l'unique remède à tous ses maux.


« Hylan, mon chéri… Ton père a eu une belle opportunité dans un journal de Houston. Les papiers du divorce sont tous en règle, tu… tu dois partir avec lui. » Assis sur son lit, l'air sévère et le regard braqué droit devant lui, Hylan serra les dents en écoutant sa mère avant de cracher  « Je partirai pas. » d'un ton glacial. Sa mère ferma les paupières quelques instants, et après avoir poussé un soupir, poursuivit : « Chéri, c'est pour ton bien. Fais-le pour moi… Je sais à quel point vivre à Tacoma est pénible pour toi, tu… tu ne peux pas continuer sur cette voie. Tu ne peux pas te détruire comme tu es en train de le faire, ne me fais pas ça Hylan… Pense à Keera… elle… » Une larme coula sur son visage, alors que la mâchoire d'Hylan se serrait d'autant plus en entendant le prénom de sa sœur. « …elle ne te reconnaîtrait même pas… » Cette fois, c'en était trop. Et bien malgré lui, le jeune homme laissa à son tour échapper quelques larmes. A vrai dire, lui-même ne se reconnaissait plus vraiment. Depuis la mort de Keera, il avait l'impression d'être spectateur de sa propre vie, de sa propre destruction. Et même s'il le cachait, même s'il faisait en sorte d'être intouchable et insensible à tout, Hylan n'en était pas moins conscient qu'il ne pouvait continuer à vivre ici. Pas sans Keera. « Fais-le pour moi, et pour elle. Vas-y. »
Quelques jours plus tard, Hylan foulait donc le sol du Texas aux côtés de son père, bien décidé à remettre son fils sur le droit chemin coûte que coûte. Evidemment, la partie était bien loin d'être gagnée d'avance et le jeune homme commença par opposer une multitude de résistances à tout ce que son paternel lui proposait. Se détruire était devenu son objectif principal depuis un bon moment déjà, et Hylan avait désormais beaucoup de mal à envisager autre chose.  Après la mort de sa sœur, il avait perdu goût à tout. Plus rien ne l'intéressait, et les études ne faisaient clairement plus partie de ses priorités. Décidant alors de prendre le taureau par les cornes sans vraiment lui demander son avis, son père l'envoya à l'armée. Faire d'Hylan un bon petit soldat pouvait paraître totalement utopique au vu du train de vie qu'il avait mené ces dernières années… Mais contre toute attente, après des débuts difficiles, le jeune homme accepta de se plier aux exigences de ses supérieurs. Aussi étrange que cela puisse paraître, Hylan trouva le moyen d'expulser une partie de sa frustration et de sa rage en se donnant à fond dans ce qu'il entreprenait en tant que soldat. La discipline, la rigueur, les sanctions qui tombaient au moindre écart de conduite… tout cela lui permit peu à peu de rentrer dans le rang, et de laisser derrière lui les moments de débauche qui avaient pavé sa vie depuis la mort de Keera. Bien sûr, sa sœur restait présente en permanence dans son esprit, et cette promesse de vengeance qu'il s'était depuis longtemps ne le quitta pas. D'ailleurs, il entreprenait assez régulièrement des recherches via Internet notamment, sur cette famille Jacobs qui avait fait de sa vie un enfer, et l'avait faite voler en éclat sans aucune vergogne. Hylan gardait évidemment ce désir de vengeance secret, apprenant avec le temps à dissimuler derrière un sourire absolument tout ce qu'il pensait et ce qu'il ressentait. Et même lorsqu'il fut envoyé sir le terrain avec les autres soldats de son unité, le jeune homme mit un point d'honneur à tout intérioriser pour ne jamais rien montrer de ses émotions. En Afghanistan, il se confronta à une réalité qu'il n'avait jusqu'ici même pas envisagée, et tout ce qu'il affronta pendant ces longs mois d'horreur lui permit de se forger une carapace encore plus solide, totalement infranchissable.


De retour au Texas, le nez plongé dans un magazine hors-série spécial Afrique, Hylan contemplait depuis plusieurs minutes un article d'un air rêveur. Il traitait d'un centre, le Giving for Africa, situé en Afrique du Sud et qui s'articulait autour d'une vaste réserve naturelle vouée à protéger la faune sauvage locale, mais pas seulement. Le centre faisait visiblement figure de véritable institution à Johannesburg, et accueillait également tout un tas de bénévoles, scientifiques et autres militaires. Ces derniers avaient pour mission principale de protéger le centre, mais certaines de leurs équipes s'étaient spécialisées dans une mission très différente : la lutte anti-braconnage. Et en lisant cet article, Hylan ne put s'empêcher de repenser à cette promesse qu'il s'était faite avec sa sœur. Cette promesse sur laquelle il avait tiré un trait depuis sa mort, au profit de ses envies de vengeances envers l'assassin de Keera. Mais tout à coup, tout sembla lui apparaître comme une évidence. Il devait se rendre là-bas, pour lui comme pour elle. Il devait réaliser leur rêve, comme si elle était encore là. Son poste de soldat à l'US Army l'occupait plus qu'il ne le passionnait, et ce parce qu'il ne l'avait pas choisi. Son père l'avait incité à s'engager sir cette voie, mais Hylan n'avait jamais voulu être militaire. Bien sûr, il avait fini par trouver sa place, et une certaine utilité à ces missions qu'il remplissait depuis quelques années déjà, mais tout cela ne correspondait en rien à ce qu'il avait rêvé de faire étant enfant.

Maman,
je pars. Je m'envole pour l'Afrique du Sud aujourd'hui, pour Johannesburg plus précisément. Je ne peux plus continuer ici, j'ai besoin de voir autre chose. Et de réaliser le rêve de Keera. Il y a un centre là-bas, une sorte de réserve qui recrute des militaires pour s'engager dans la lutte anti-braconnage. Je suis sûr qu'elle aurait adoré ce genre d'endroit.  Tu sais, on s'était promis d'y aller un jour, tous les deux. Et bien je vais y aller pour elle.
Papa est au courant, et il n'approuve pas tellement cette décision. Il dit que c'est trop précipité, mais je suis sûr que je me plairai là-bas.
Je te donnerai des nouvelles aussi souvent que possible.
Je t'embrasse.
Hylan

Sitôt la l'enveloppe glissée dans la boîte postale la plus proche, Hylan endossa son énorme sac militaire rempli des quelques affaires auxquelles il tenait le plus, et pénétra dans l'aéroport avec une sorte de pincement au cœur, comme s'il sentait que ce voyage marquait pour lui un nouveau départ,  le début d'une nouvelle vie.

Cela fait maintenant une dizaine d'années qu'Hylan a posé ses valises au centre Giving for Africa. Son passé de soldat lui permis d'intégrer l'équipe de lutte anti-braconnage qu'il désirait tant et avec le temps, il a apprit à connaître la réserve comme sa poche. Ici, il a enfin l'impression de se sentir vivant, utile, de réaliser chaque jour son rêve et celui de sa sœur en protégeant ces animaux qui ornaient autrefois les murs de sa chambre d'enfant. En apparence, il est aujourd'hui totalement épanoui, fier de son métier et heureux d'assouvir sa passion. Mais son beau sourire ne fait que cacher cette autre part de lui, ce côté bien plus mystérieux et toute cette douleur dont il n'est jamais parvenu à se défaire même après toutes ces années. Personne ici n'a la moindre idée de ce qu'il a vécu durant son enfance, et du véritable chaos qu'a été le début de sa vie d'homme. Hylan s'applique d'ailleurs à tenir tout cela au secret, peu désireux de s'attirer la pitié des gens dont il n'a que faire. Et tout au fond de lui, il garde à l'esprit cette vengeance dont il s'est fait la promesse et qui, il en est certain, lui permettra un jour de faire payer ce psychopathe qui lui a enlevé Keera.